Une opération de concentration peut-elle être contrôlée a posteriori alors même qu’elle n’était pas contrôlable a priori ?

Dans une décision n° 24-D-05 du 2 mai 2024 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’équarrissage l’Autorité de la Concurrence s’est pour la première fois attachée à un examen a posteriori (également appelé contrôle ex post) sous l’angle du droit des ententes anticoncurrentielles d’une opération de concentration ayant consisté à s’échanger des fonds de commerce et qui avait échappé au contrôle juridictionnel préalable (également appelé contrôle ex ante).

Par cette décision, l’Autorité de la Concurrence ne remet pas en cause le principe de contrôle ex ante des concentrations économiques (1.) mais revient sur son ancienne doctrine selon laquelle le caractère concentratif de l’opération implique d’appliquer des règles spécifiques dispensant d’examiner l’opération sous d’autres angles du droit de la concurrence (2.)

Même si en l’espèce, le non-lieu a été prononcé (aucune entorse au droit des ententes n’ayant pu être identifiée), avec cette décision, l’Autorité de la Concurrence semble inaugurer ainsi une nouvelle doctrine de contrôle ex post permettant de contrôler des opérations d’acquisitions jusque-là exemptées de toute analyse au regard du droit de la concurrence (3.).

1.Le principe de contrôle préalable (ex ante) des concentrations entre entreprises

Une opération de concentration est réputée réalisée lorsqu’un changement durable du contrôle au sein d’une entreprise résulte d’une fusion, d’une acquisition, d’une prise de contrôle ou de la création d’une entreprise commune.

En France, les concentrations de dimension nationale sont régies par les articles L.430-1 à L.431-10 du Code de commerce.

A partir de certains seuils, une opération de concentration est susceptible de générer ou de renforcer la puissance de marché des entreprises concernées et donc d’avoir des effets anti-concurrentiels. Une telle opération doit à ce titre faire l’objet d’un contrôle préalable.

En France, les opérations concernant des entreprises réalisant un chiffre d’affaires mondial de 150 millions d’euros HT ou un chiffre d’affaires en France de 50 millions d’euros HT sont contrôlées ex ante par l’Autorité de la Concurrence.

Pour assurer l’effectivité de ces contrôles, l’Autorité de la Concurrence peut infliger des amendes significatives pouvant aller jusqu’à 5% du chiffre d’affaires HT annuel réalisé par les entreprises concernées si elles n’ont pas respecté leur obligation de notification d’une opération « contrôlable » ou ont réalisé l’opération de concentration de façon anticipée (pratique également appelée « gun jumping »).

En matière de concentrations, il existe également un contrôle a posteriori (appelé contrôle ex post) qui consiste notamment à examiner la mise en œuvre des engagements pris par les entreprises concernées pour limiter voire éviter les effets concurrentiels identifiés au cours du contrôle ex ante et ainsi obtenir l’autorisation de l’Autorité de la Concurrence de réaliser l’opération.

2.Selon l’ancienne doctrine de l’Autorité de la Concurrence, le contrôle des concentrations est exclusif d’un contrôle ex post au regard du droit des pratiques anticoncurrentielles

L’Autorité de la Concurrence a longtemps considéré que les opérations de concentration sont régies par des règles propres tirées notamment du Règlement européen relatif aux contrôles des concentrations entre entreprises (n°139/ 2004 CE du 20 janvier 2004) excluant l’analyse des opérations de concentrations au regard d’autres dispositions du droit de la concurrence. C’est du moins en ce sens qu’avait tranché l’Autorité de la Concurrence dans sa décision du 16 janvier 2020 (décision Towercast n°20-D-01).

L’ancienne doctrine de l’Autorité s’appuyait notamment sur l’article 21 du Règlement Concentration qui prévoit que le règlement n°1/2003 qui met en œuvre l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles n’est applicable aux opérations de concentration au sens de l’article 3 de ce Règlement.

Interrogée par la Cour d’appel de Paris dans le cadre d’une question préjudicielle relative à l’appel de la décision Towercast de 2020, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a cependant répondu dans une décision du 16 janvier 2023 (C449/21) que le Règlement Concentration vise à garantir que les restructurations des entreprises n’entraînent pas de préjudice durable pour la concurrence et est effectivement le seul instrument procédural applicable à l’examen préalable et centralisé des concentrations au niveau communautaire. Il ne peut cependant en être déduit que le législateur communautaire a entendu rendre sans objet le contrôle au niveau national d’une opération de concentration au regard des dispositions sur les abus de position dominante.

3.L’adoption par l’Autorité de la concurrence d’une nouvelle doctrine en matière de contrôle ex post des concentrations ne dépassant pas les seuils habituels de contrôle

Dans sa décision du 2 mai 2024, l’Autorité de la Concurrence devait analyser des pratiques mises en œuvre par trois groupes majeurs du secteur de l’équarrissage ayant initié des discussions en vue de la mise en œuvre de 5 opérations de concentration et conclus dans ce cadre 21 cessions croisées de fonds de commerce. Ces opérations ne dépassant pas les seuils de notification tant au niveau européen que national n’ont pas été soumis à des contrôles ex ante.

Alertée par la DGCCRF sur des indices d’élaboration d’un plan global en vue de se répartir géographiquement le marché français de la collecte de coproduits ou sous-produits animaux constitutif d’une entente anticoncurrentielle, l’Autorité de la Concurrence s’est alors auto-saisie de l’affaire et,  faisant application de la jurisprudence Towercast de la CJUE, a notifié des griefs aux trois groupes concernés.

Au final, l’Autorité de la Concurrence retient que les échanges d’informations et cessions de fonds de commerce intervenus ne permettent pas d’établir un plan global de répartition tripartite de territoires détachable des discussions relatives aux concentrations et ne sont donc pas constitutives d’une entente illicite. Il a notamment été considéré qu’au regard de la teneur et des objectifs des accords de concentration ainsi que du contexte économique et juridique dans lequel ils s’insèrent, les opérations envisagées n’ont pas d’objet anticoncurrentiel. Les pièces du dossier n’ont pas permis, selon l’Autorité, d’évaluer d’éventuels effets anticoncurrentiels.

L’adoption de cette nouvelle doctrine par l’Autorité de la Concurrence peut cependant être mise en perspective avec la volonté du Législateur français dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie économique en cours d’adoption de relever en matière d’opérations de concentration les seuils de chiffre d’affaires mondial à 250 (au lieu de 150) millions d’euros et de chiffre d’affaires en France de 80 (au lieu de 50) millions d’euros. Ce relèvement des seuils qui devrait donc mécaniquement entraîner moins de notifications d’opérations de concentrations n’impliquera pas pour autant, en vertu de cette nouvelle doctrine, une absence de régulation de ces opérations au regard du droit de la concurrence

Retrouvez le lien vers la décision.